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La caricature : un outil de construction idéologique

L’image est une forme de communication persuasive à laquelle Mc Guire (1969,1989) attribue dans le modèle séquentiel différentes étapes. Ces étapes, raconte-t-il, sont dans le processus cognitif de traitement de l’information qui vont de l’exposition du message jusqu’à l’adoption éventuelle d’un nouveau comportement.  Dans ce modèle, Mc Guire indique différentes variables à prendre en compte ainsi que l’atteinte de chaque étape qui constitue l’entrée du modèle.  Il mentionne : « Identité et crédibilité de la source, type de message (cadrage du message, vividité du message, utilisation de la peur), canal et support utilisés, caractéristique du récepteur du message et contexte de présentation ».

En sortie, il énonce les étapes successives de la persuasion qui sont : « exposition – attention du message – compréhension – changement d’attitude et de décision ». 

Mc Guire explique que ces processus cognitifs sont hiérarchisés et suivent une progression linéaire. Donc, une rupture d’une étape peut entrainer une altération de la communication. Dans ce modèle, la phase d’attention est primordiale. En l’absence d’attention, ou plus tard de compréhension, la communication n’aura pas d’effet. La phase d’acceptation porte sur la validité des arguments et des contre-arguments en lien avec le message. L’action quant à elle peut provoquer un changement d’attitude ou de comportement et la rétention contribue à la mise en mémoire des éléments du message.

Ainsi, les médias suivent une démarche persuasive dans la diffusion de l’information. Ils s’assurent que les informations publiées servent à sensibiliser, sympathiser, supporter une cause ou du moins pousser le citoyen à agir. Diverses caractéristiques de l’information visuelle permettent d’expliquer le pouvoir de persuasion de celle-ci sur l’individu. L’affaire du faux « charnier » de la ville Timişoara (Roumanie) en décembre 1989 témoigne de la fragilité de l’interprétation de l’image. Ignacio Ramonet (1988) raconte qu’en décembre 1989, à la veille du réveillon de Noël, alors qu’en Roumanie tombait la dictature de Nicolae Ceausescu, les téléspectateurs occidentaux découvraient avec horreur les images d’un charnier où les envoyés spéciaux affirmaient que des corps affreusement torturés gisaient. On parlait alors de quatre mille morts pour la ville de Timisoara. Cet incident a été interprété comme le résultat d’une campagne de désinformation et de manipulation des médias, même si aucun élément matériel n’a jamais permis d’établir que l’exhumation de ce charnier ne soit autre chose que le produit du désordre généré par l’insurrection dans la ville. Le sociologue Pierre Bourdieu (1996) a appelé ce phénomène « la circulation circulaire de l’information ».

Un tel événement permet de comprendre le rôle que joue les médias dans la construction de l’idéologie du citoyen. La fabrication du consentement ou de l’opinion publique passe donc par le relais de la presse, qui non seulement diffuse des opinions sur une large échelle, mais qui peut aussi proposer et faire découvrir des opinions naissantes à ses lecteurs. J. Lazar l’explique en ces termes :

La perception de l’opinion des autres – adhésion ou opposition – peut être capitale dans l’expression de ses propres opinions. Dans ce sens, les médias – grâce à leur rôle dans la vie sociale – jouent un rôle potentiellement significatif dans la structuration des perceptions. (1995 :93)

Donc, l’image est en effet le code dont se sert souvent la presse écrite et télévisée pour structurer cette perception et éveiller la conscience des citoyens. Ou du moins, un signe qui transmet un message donné à un public donné. Charles Sanders Pierce voit le signe comme « quelque chose tenant lieu de quelque chose pour quelqu’un, sous quelque rapport ou quelque titre »[1].  Pour Hénaulte Anne, « un signe est une chose reliée sous un certain aspect à un second signe, son objet, de telle manière qu’il mette en relation une troisième chose, son interprétant avec un même objet et ainsi de suite ».[2]

Parmi ces signes nous nous referons à la caricature qui est un signe iconique tout en s’arcboutant sur les considérations théoriques de Charles S. Pierce[3]. Le sémioticien considère le signe comme un objet, une entité à trois termes, dont : « un représentamen, un objet et un interprétant ».

Il dépasse à cet effet l’approche de Ferdinand de Saussure (1916) qui classe les signes selon qu’ils soient « naturels, arbitraires et iconiques ». Le signe naturel indique la présence d’un objet, d’un évènement ou d’un phénomène par une conséquence directe (indice) ; la fumée est un signe naturel du feu. Le signe arbitraire est un signe où il n’y a pas de lien direct entre les caractéristiques de ce qui est communiqué et la forme du message, exemple : le mot plante n’est pas justifié par des caractéristiques de l’objet lui-même. Enfin le signe iconique qui fonctionne par similitude c’est-à-dire imiter perceptuelle ment ce à quoi il se réfère.

La caricature ci-dessus est publiée dans le quotidien le Nouvelliste du 11 janvier 2022. Elle décrit une situation de grande incertitude où des partis politiques regroupés autour d’un accord politique appelé « Accord de Montana [4] » tente de monter un collège présidentiel pour compenser au vide qu’a laissé le président Jovenel Moïse depuis son assassinat le 7 juillet 2021.

Dans ce plan d’ensemble, l’image dépeint, plusieurs personnes de différents âges, issues de différentes couches sociales qui s’entassent dans la benne blanche d’un camion rouge, sur laquelle s’inscrivent des écriteaux en bleu « Express Palais National », « Ann ale / Allons y » ». Ce camion avec un pare choc cassé, les feux de gabarit endommagé, symbolise Haiti. Un pays mal entretenu, fatigué des mauvaises gestions des gouvernements successifs. Malgré tout, les politiques ainsi que le membres de la société civile sont tous motivés à siéger au Palais National. Ils pensent avoir la formule miracle pour tout changer.

Au volant du camion, « Joseph Lambert » en costard et chapeau noir est assis dans la cabine. Il est l’actuel président du dernier tiers du sénat. Lui aussi a signé l’accord Montana pour la mise en place d’un collège présidentiel. Les yeux fatigués, la bouche entre ouverte, les épaules remontées montrent un Joseph Lambert fatigué.  Il est surpris de voir à quel point les gens veulent occuper le fauteuil présidentiel. Pour lui un fait est certain : pou peyi a mache, fòknoukwensemoun met moun ! / Pour diriger le pays, il faut avoir la velléité d’entasser tout le monde avec ses idées et ses visions du changement dans le même camion ».

L’expression populaire « kwense moun met moun » est tiré d’une musique populaire qui est très utilisée dans les relations amoureuses. C’est en fait une hyperbole dans le sens où il y a une exagération de l’expression pour mettre en relief une idée. Ceci étant dit qu’« Il ne faut pas se débarrasser d’une femme / d’un homme si on ne veut plus de lui dans la relation. On la (le) laisse poiroter tout en gardant les mêmes habitudes. Entre-temps, on entame une nouvelle ou plusieurs autres relations sans pour autant s’y attacher ». Cette expression vaut aussi en politique. Au lieu de se faire des ennemis et créer des malaises autour de soi, mieux vaut garder tout le monde empilé dans la même boite. On s’en servira au besoin ou peut-être jamais.

La caricature dépeint à la fois l’ignorance et l’insouciance des acteurs politiques envers le pays. Le parechoc avant du camion (Haïti) est cassé (déficit budgétaire / finances publiques à sèche). Chaque passager, cartable en main, s’étonne de voir à quel point le camion est surchargé. La benne perd des vices et risque de se casser à n’importe quel moment. Les pneus ne peuvent plus résister à la surcharge du camion. Mais, les acteurs s’en moquent. Ils répondent à l’appel d’un jeune travailleur chargé d’attirer les passagers (maillot de couleur mauve, casquette à l’envers, indique de son bras droit là où chacun peut se trouver une place). Ce jeune travailleur lui aussi s’en moque des dégâts que la surcharge du camion peut provoquer vu qu’il est payé pour charger le camion.

Le hic ! même les personnes âgées qui, par la sagesse et l’expérience acquises au fil des années dans la gestion de la chose publique, devraient s’opposer à une telle pratique, encouragent eux aussi, les gens de s’entasser dans le camion. « chiki n kò nou, chiki n kò nou / coincez-vous pour faire de la place aux autres ».

Comme une histoire racontée à travers les images, cette caricature alerte les citoyens sur l’avenir compromettant d’une telle initiative et les invitent à s’y opposer pour changer l’ordre des choses et sortir le pays de ce bourbier.

Que ce soit dans sa forme expressive ou communicative, l’image (caricature[5]) constitue en effet toujours un message pour autrui, même lorsque l’autrui est toujours soit même. Elle raconte une histoire à travers les faits qui occupent à la fois l’actualité et le quotidien des citoyens. Elle est une forme de communication narrative (storytelling) qui sert à renforcer et créer des connections émotionnelles avec notre entourage. (Herskovitz & Malcolm, 2010).

Par rapport à sa position en Une du journal, la caricature sert aussi d’éditorial dans le sens où elle exprime la position du journal sur un sujet quelconque.  Le caricaturiste qui porte très souvent le chapeau d’éditorialiste s’avise à faire de sa caricature une vitrine idéologique en rapport au message véhiculé ainsi qu’à sa force de persuasion.  

Joubert Rochefort

Master Sémiotique & Stratégies

Spécialité : Sémiotique de la Communication

[1] Martine Joly, Introduction à l’analyse de l’image. Ed. Nathan, Université, France, 1998, p25.

[2] Hénaulte Anne et Beyaert Anne, Atelier de sémiotique visuelle, Ed. PUF, Coll. Formes sémiotiques, Paris 2004, p.226

[3] Pierce Charles Sanders, Ecrits sur le signe, textes choisis (Trad française), Ed. Seuil, Paris, 1978, in Martine Joly, L’image et les signes. Op.cit. p.72

[4]L’accord a été paraphé à l’hôtel Montana (Port-au-Prince, Haiti) d’où le nom « Accord Montana »

[5]Dans le cadre de ce travail, nous attribuons deux considérations théoriques à la caricature. La première vise à la considérer comme image et la deuxième comme éditorial.

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